Les qualificatifs ne manquent pas pour raconter celle que l’on appelle, telle une icône, “La” Gréco. Plus qu’une légende de la chanson française, Juliette Gréco est un mythe fondateur de l’esprit de l’après-guerre, propre au Saint-Germain-des-Prés de Sartre, de Camus ou de Queneau. Femme rebelle, libre malgré les restrictions et les souffrances, elle est, au-delà de son art, l’archétype de la femme moderne.

Une enfance mélancolique

Née à Montpellier le 7 février 1927, Juliette et sa soeur Charlotte grandissent à Talence, près de Bordeaux, chez leur grand-mère maternelle. Les parents des jeunes filles se séparent très tôt et leur mère, Juliette Lafeychine, éprise de liberté, s’émancipe dans ses rêves d’artiste. Mère absente, elle est aussi une mère cruelle. Elle ne cachera jamais à sa fille Juliette qu’elle était une enfant non voulue, née “par accident”. De cette férocité, Toutoute (comme l’appellent ses proches) gardera toujours une plaie au coeur, qui déterminera sa vie, ses choix, sa rébellion naissante.

Son enfance est mélancolique. Elle s’exprime plus par la danse que par les mots. Puis en 1936, c’est le drame. Son grand-père meurt et sa grand-mère, malade, ne peut plus assurer l’éducation de ses deux petites-filles. Direction Paris, rue de Seine, en plein Saint-Germain-des-Prés, chez leur mère qui voit en cet évènement une entrave à ses désirs de liberté. Juliette intègre l’école de danse de l’Opéra de Paris. Mais la guerre est proche. Nous sommes en 1938.

L’occupation

La guerre fait fuir les Gréco, qui font l’acquisition de la Marcaudie, une belle propriété en Dordogne. Elles y vivent en sécurité, en compagnie d’Antoinette Soulas, la maîtresse de Juliette mère. Grande propriété isolée dans le Périgord, La Marcaudie sert rapidement de lieu de passage pour la Résistance, jusqu’au jour de septembre 1943 où la Gestapo investit les lieux. Retour à Paris, mais à la prison de Fresnes, où les trois femmes, séparées, subiront humiliations, interrogatoires musclés, et sévices.

A seulement dix-sept ans, Juliette est libérée et survit pendant six mois seule à Paris, hébergée chez Hélène Duc, son ancien professeur au collège de Bergerac. C’est alors que sa vie commence. Elle découvre, dans ce Paris étouffé, le théâtre, la peinture, et l’effervescence intellectuelle des opprimés. Elle fréquente Duras, Sartre, Beauvoir, et tous ceux qui, quelques mois plus tard à la libération de Paris, feront le Saint-Germain de l’après-guerre. Sa beauté, son air mutin, son arrogance, sa folie de liberté font d’elle une petite célébrité, sans qu’elle n’ait encore ressenti le besoin de chanter.

Le Tabou

Dans le Paris libéré, la jeunesse explose. Dans les cabarets, souvent pleins à craquer, se côtoient curieux et intellectuels, amateurs de jazz et artistes en devenir. Enfin on existe ! La vie est là, dans ce petit Paris qu’est Saint-Germain-des-Prés. Et au coeur de ce quartier, le Tabou fait figure d’emblème. Juliette en est une des figures de proue et paraît souvent à la Une des magasines. Il faut dire que l’existentialisme est né entre les murs étroits de ces clubs et que le public se passionne pour ces artistes nouveaux, mi-bohême, mi-philosophe.

Juliette y rencontre Miles Davis avec lequel elle aura une aventure. Leur amitié durera jusqu’à la mort du musicien en 1991. 1947 voit aussi les débuts de Gréco dans la chanson. Encouragée par ses amis écrivains, elle s’essaye sur scène le 22 juin 1949 en interprétant des textes de Queneau et de Lafforgue. Son premier succès, Si tu t’imagines, mis en musique par Cosma, l’encourage à persévérer.

Pendant quelques années, elle va donc se produire sur les scènes étroites de Saint-Germain, chantant Queneau, Prévert, Desnos, Boris Vian, Vladimir Cosma, Charles Aznavour, jusqu’à l’enregistrement de son premier disque fin 1950, Je suis comme je suis, sous la houlette de Jacques Canetti. Elle sort de la confidentialité des scènes parisiennes et s’exporte aisément pour acquérir la notoriété due à son rang. En 1954, elle foule enfin les planches du mythique Olympia. C’est la consécration !

Mariage éclair

Après un mariage éclair avec Philippe Lemaire, union de laquelle naîtra sa fille Laurence-Marie, Juliette divorce en 1956 et reprend sa liberté. Une liberté d’autant plus indispensable que ses apparitions se multiplient: scène, enregistrement, théâtre, cinéma…

Juliette devient l’égérie de toute une jeunesse. Une jeunesse qu’elle fait encore rêver lorsqu’elle tourne à Hollywood, sous la direction de son nouvel amant, le réalisateur américain Darryl Zanuck. Mais les ambitions du cinéaste ne collent pas avec celles de la jeune chanteuse. Aux débordements médiatiques du septième art américain, Juliette préfère la richesse de la chanson française.

Ces années 60 la verront interpréter les plus grands auteurs d’alors: Serge Gainsbourg, Léo Ferré, Béart, Jacques Brel, Georges Brassens, ou les poètes comme Aragon. Gréco est une artiste à part, qui ne sombre pas dans le néant des yé-yé et s’évertue d’apporter à la chanson, ses lettres de noblesse.

Belphégor

Artiste touche-à-tout, elle tourne dès 1965 pour la télévision la série Belphégor qui remporte un énorme succès populaire et qui la consacre en tant que comédienne. La même année, elle épouse le comédien Michel Piccoli mais leur union ne survivra pas au temps.

Instable en amour, elle est par contre fidèle en amitié et en chanson. Elle traverse les années 70 et 80 en conservant les mêmes envies, les mêmes goûts musicaux, et les mêmes convictions. Désormais accompagnée dans la vie (elle l’épousera en 1989 après de nombreuses années de vie commune) et sur scène par Gérard Jouannest, pianiste et ami de Jacques Brel, Juliette Gréco étoffe son répertoire et conserve auprès de ses fans et du public, une aura inébranlable.

A l’instar de Barbara, avec laquelle elle partage une ressemblance scénique (telle une autre longue dame brune), Juliette est populaire mais mystérieuse. Un voile qui tombe en 1983, lorsqu’elle publie son autobiographie Jujube, dans laquelle elle se raconte, avec ses rêves, ses douleurs enfouies, sa solitude, et ses angoisses. Un ouvrage auquel feront écho de nombreux autres livres consacrés à la chanteuse de son vivant, illustrant la grande popularité de l’artiste.

Une artiste éternelle

A ceux qui croient que le temps finira par la faire oublier, Juliette Gréco répond par de nouvelles chansons et de nombreux concerts, sur les scènes du monde entier. La jeunesse aussi idolâtre la Gréco, et admire en elle son éternelle vivacité et sa capacité à s’adapter sans cesse, en enregistrant par exemple les titres d’Étienne Roda-Gil, ou plus récemment, de Miossec, Gérard Manset, Benjamin Biolay ou Art Mengo. Sa recette de l’éternité: elle est le lien permanent entre la grande chanson de l’après-guerre et celle de demain.

Malgré quelques difficultés liées à la fatigue et aux malaises qui la surprennent parfois sur scène, Juliette reste présente et enregistre en 1998 un superbe album Un jour d’été et quelques nuits, puis sublime encore son art fin 2003 en publiant un album au titre mystique: Aimez-vous les uns les autres ou disparaissez. Elle assume, à soixante dix-sept ans, une nouvelle tournée internationale qui rencontre un immense succès.

Alors que disparaissent peu à peu les légendes de la chanson française, Juliette Gréco survit au temps, aux modes et aux siècles. Décorée de l’Ordre national du Mérite, adulée par des générations d’auditeurs, célébrée par les plus grands, Gréco a franchi le seuil de l’immensité. Elle est un symbole de l’Art, une représentante de la culture française, une étoile.
Juliette Greco est décédée le 23 septembre 2020.

tty2.com

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